samedi 5 novembre 2011

Platon et la Tortue volante #3


La conscience de Platon est comme un nuage empli de pénombres bleues. Ca s’évapore lentement par les oreilles, on dirait, et au loin, tout au fond de son cerveau, un petit ricanement subsiste.
-Où suis-je ?
Des yeux bordés de folie sont plantés devant lui et le dévisagent. Autour des yeux, il y a une peau parcheminée sur laquelle ont poussé de longs cheveux noirs emmêlés, de grandes moustaches de poisson-chat et une barbiche électrique. C’est Raspoutine Wainwright III.
-Tu es sur mon navire, le Pourfendeur Magnifique.
A travers la fenêtre de la cabine, un morceau de vent humide et salé vient caresser Platon et lui chuchote sa petite mélodie :
-Mélancolie des jours passés, la mer a tout emporté, mélancolie des nuits blessées, la mer m’a oublié…
Le capitaine pirate retrousse sa lèvre supérieure comme s’il voulait sourire, mais il n’y arrive pas alors il laisse tomber. Sur son chapeau, une tête de mort ricane à sa place.
-Te voilà des nôtres, à présent ! Tâche de t’en montrer digne.

Et il sort de la pièce pour aller sur le pont, parce que rien ne vaut le grand air vif du large quand on est un pirate. Platon chasse les derniers brins de fumée bleue qui lui sortent des oreilles. La pièce bouge encore un peu, mais c’est à cause des vagues qui viennent chatouiller le ventre du bateau.  Il regarde autour de lui.
-Tu es dans ma cabine, dit le Renard de Portsmouth.
Emergeant de l’ombre qui l’enveloppait comme on quitte un manteau confortable, le Renard est là qui lui sourit, mais cette fois son sourire parle avec un accent de vérité.
-Tu as de la chance, petit marin. Le capitaine croit que tu ne feras pas un bon pirate ! Seuls tes petits florins l’intéressaient. Sans moi, il te jetait par-dessus bord pour aller nourrir les poissons. Mais j’ai vu tes rêves dans ta conscience qui s’échappait, et j’ai bien aimé leur couleur. Il fallait que je voie de quelle matière est fait ton destin !
Dans les vagues en dessous, les poissons regrettent un peu.
-Alors je suis un pirate, maintenant ? dit Platon, et il se demande si c’est vraiment une bonne nouvelle.
-Pas encore, mon garçon. On ne devient pas pirate juste en embarquant sur un navire où flotte le pavillon noir !
-Je n’ai rien demandé, moi !
-C’est ce qu’ils disent tous, mais on n’arrive jamais ici par hasard…
-Surtout quand on est drogué et emmené de force !
L’image de Billy Budd se portant à son secours vient alors lui cogner les yeux.
-Aïe, dit-il (parce que c’est une image douloureuse).
-Tu te demandes ce qu’est devenu ce bon vieux Billy ? ricane le Renard. Ne t’en fais pas, on ne l’a pas frappé trop fort, et il a la tête dure…
Le pirate lui tend une écuelle remplie de bouillie au lard.
-Tiens, ton estomac ne sera pas trop mécontent de trouver de quoi se remplir !
Platon se frotte le ventre. Il est tout creux en effet, et ça résonne un peu quand on tape dessus.
-Quand tu auras fini, j’irai te présenter au reste de l’équipage, qui s’en fiche comme d’une guigne pour être honnête, et qui sera peut-être même méchant avec toi. Et puis tu pourras nettoyer le pont, en frottant bien entre les interstices parce que c’est là que des tas de saleté s’installent tu sais, du sable, de la poussière et du sang séché… Pour l’instant tu n’es qu’un pauvre petit marin perdu sur un navire de forbans, mais à la première bataille, si tu fais tes preuves, tu seras devenu un pirate !
Pendant que le renard de Portsmouth parlait, Platon a fini son écuelle. Son ventre ne résonne plus, mais dans sa tête persiste un lointain écho qui s’efface peu à peu.
Et le Pourfendeur Magnifique continue sa route.