Le temps est
impitoyable avec les hommes, et il ne fait pas exception pour moi. Me voici, je
le sens, au terme d’une vie faite d’aventures et d’exploits, chantée maintes
fois par les bardes et les poètes. Il me faudra bientôt rejoindre mes amis déjà
rassemblés pour le grand banquet de l’éternité. Je n’ai pas peur. A l’aube de
ma mort, je ne sais toujours pas ce que ce sentiment veut dire. Mon existence
fut bien remplie, suffisamment en tout cas pour que je n’ai pas à redouter ma
fin prochaine, que j’envisage sans regrets ni tristesse.
Mais
laissez-moi me présenter : pendant longtemps, on me connut comme le
Chevalier-Sans-Nom. A l’époque où j’ai décidé de faire commencer mon récit, je
ne savais rien de mes origines. Je ne me rappelais d’aucun détail de ma vie
avant mes huit ans, âge où je fus recueilli par le duc de Foisdeuquatre, sujet
parmi les plus prestigieux du royaume, qui fut comme un père pour moi, et dont
la fille, la douce et chaste Rose, fut comme une sœur, et dont le valet de
chambre, Jules, fut comme un valet de chambre, et dont le chien, le bien nommé
Médor, fut comme un chien.
Pour une
obscure raison, une antique tradition interdisait aux ducs du royaume de
recueillir des orphelins. Depuis longtemps, cette tradition n’était plus
respectée, mais il en restait tout de même quelques traces. Ainsi je ne pus
jamais prendre le nom de mon illustre tuteur. Il m’éleva pourtant comme il
l’aurait fait de son fils, et il me fit rentrer très vite dans la plus grande
école de chevalerie du pays, l’HEC (Haute Ecole de Chevalerie), où je ne tardai
pas à me faire une réputation : j’avais en effet développé l’étrange
faculté de parler aux arbres. Il était ennuyeux, disait-on, que jamais un seul
ne me répondit, mais ce n’était là que remarques amères des jaloux et des
aigris, et je fus vite entouré d’amis fidèles comme Joyeudrille, impressionnés,
à la limite de l’idolâtrie, par mon incroyable talent.
Le lecteur ne
s’étonnera pas en apprenant que je fus très vite nommé chevalier, au cours
d’une cérémonie dont je ne peux évoquer le souvenir sans ressentir encore une
douce émotion. Mais même alors, fidèle à la ligne de conduite qu’il avait
adoptée jusque là, le duc ne voulut m’éclairer sur mon passé. Quand je lui
demandais des détails, il se contentait de vagues grognements ou feignait
d’être intéressé par le compte-rendu que lui faisait son barde personnel du
dernier épisode d’ « Amour, Gloire et Chat botté », alors que
nul n’ignorait qu’il avait une sainte horreur de ce feuilleton, qu’il
considérait comme l’un des signes avant-coureur du déclin de notre
civilisation.
Le nom de
Chevalier-Sans-Nom, sans en être un, fut difficile à porter, mais je m’en suis
accommodé malgré tout, y trouvant même un certain parfum de mystère qui n’était
pas pour me déplaire. Si j’avais su à l’époque combien illustre et loué il
deviendrait, je pense que j’en aurais fait une marque déposée pour éviter qu’il
ne fût galvaudé comme il l’a si souvent été depuis. C’est d’ailleurs pour
réparer nombres d’injustices qui m’ont été faites par des poètes mal renseignés
ou pire, en quête de sensationnel, que je me propose par le présent recueil de
rétablir une certaine vérité historique.
A cette
époque, le royaume des Orangers vivait paisiblement, et notre roi était juste
et bon. Le peuple l’aimait, et tous lui rendaient grâce d’avoir su préserver la
paix et l’harmonie, et d’avoir même su convaincre une grande puissance
étrangère d’implanter près de la capitale un immense parc d’attractions qui
attirait chaque année jusqu’à des dizaines de touristes, ce qui était toujours
bon à prendre. Bref, le pays prospérait, et rien ne semblait devoir changer le
cours des choses. C’est alors que commença mon aventure.
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